Tu étends tes jambes devant toi avant de les croiser sur ton bureau, là où les piles de papiers divers te laissent un peu de place. Ton repas de ce midi dans une main, tu écris de l'autre quelques idées pour ton article du jour. Plutôt une critique, en fait, même si tu n'en fais pas si souvent. Quelque chose d'assez banal, sur l'ouverture d'une nouvelle boulangerie. Ça fera patienter tes lecteurs assidus; et ça fera de la pub pour les merveilleux créateurs de ton sandwich purement divin; blanc de dinde, roquette, bacon, avocat, oignons caramélisés et mayonnaise le tout dans un pain digne des meilleures boulangeries de Paris. Une tuerie putain, tu ne fais plus attention à grand chose autour de toi, avec tous tes sens concentrés sur ce bijou culinaire.

Ton téléphone sonne, cependant, et tu ne peux pas l'ignorer. Tu grommelles bruyamment, un collègue en pause lui aussi se met à rire mais tu ignores ses moqueries bon enfant pour décrocher.  ▬ Allô? Oh? Bonjour mon cher Louis. Tout va très bien, merci. Un scoop? Euuh attendez... Ton sandwich toujours en main, le téléphone coincé entre l'oreille et le cou, tu te redresses pour fouiller frénétiquement sur ton bureau à la recherche de ton agenda, duquel tu tournes les pages difficilement avec une seule main. ▬ Je peux être là autour de quinze heures trente, si ça vous va? Parfait. À tout à l'heure alors. Haha, merci, à vous aussi. Il raccroche. Tu prends une nouvelle bouchée. Bon. Tu poses le regard sur une vieille affiche de théâtre accrochée sur le mur de l'open space, baladant tes yeux dessus sans vraiment la regarder. Un scoop. Tu te demandes si cela concerne plutôt la journaliste ou l'héroïne. Mais le propriétaire du Crusader ne t'a jamais menti, tu peux être certaine que ses infos te seront utiles dans tous les cas. Tu termines donc ta pause l'esprit léger, et prends le temps d'écrire ton article avant de partir. Voyant du coin de l’œil ta pile de dossiers en attente au sujet d'une certaine affaire de sénat, tu te rappelles que tu as quelques questions à poser à Louis, à propos d'un de ses employés... récemment tué. L'heure du rendez-vous approchant, tu annonces à ton boss où tu te rends en passant par son bureau.

Devant la façade du bar de nuit, tu restes quelques instants plantée là, dans la rue, à regarder le néon inscrivant Crusader en lettres de lumières, lorsqu'il est allumé. Sceptique, tu toques à la porte, attendant que l'on vienne t'ouvrir. Ce n'est pas vraiment le genre d'endroit que tu aimes fréquenter. Ou même aimait, quand tu étais plus jeune. Tout ça a toujours été un peu trop vulgaire, même pour toi. Tous ces danseurs dénudés, cette ambiance presque moite, la musique. Il n'y a que les cocktails à sauver, mais ça, on peut les trouver ailleurs. L'ouverture de la porte te sort de tes pensées, et tu souris à la jeune femme qui t'accueille avant d'entrer; il fait meilleur à l'intérieur. Tu traverses un court vestibule avant d'arriver directement dans la salle principale, que tu commences malgré tout à bien connaître. C'est toujours bien étrange de voir cet endroit entièrement vide comme maintenant. Tu descends les quelques marches, cherchant le directeur du regard. Ah. Il se trouve à quelques tables de distance; tu le salues de loin tout en t'approchant, avant de t'asseoir en face de lui. ▬ Bien le bonjour, me voilà! Comment allez-vous, mon cher? Toi qui pourtant aimes la familiarités avec tes clients réguliers, vous vous êtes toujours vouvoyés, avec Louis. Tu n'attends guère plus longtemps pour sortir de la poche de ta veste un petit carnet et un stylo, le sourire aux lèvres. ▬ Je suis toute ouïe.

Remarquant la citronnade sur la table, tu esquisses un petit sourire nostalgique de l'enfance et en prend tout de suite quelques gorgées rafraichissantes. Rien de meilleur en ce début d'après-midi. Si ton visage affiche d'abord un large sourire en apprenant que tu auras deux scoops pour le prix d'un, il disparaît assez rapidement sous le mécontentement provoqué par l'emploi d'un certain mot.

Légèrement froissée, tu fronces les sourcils, poses ton stylo et croises les bras sur ta poitrine tout en prenant un peu de recul dans ton siège.  ▬ Pour la partie exhibitionniste comme vous l'avez si bien dit, je travaille dessus en ce moment et ce problème d'image publique sera bientôt réglée. Pour ce qui est de votre employé, Tony, c'est ça? L'histoire est un peu compliquée. Tu reposes tes avant-bras sur la table tout en te penchant en avant et démarres ton récit. ▬ En gros, Tony et un pote à lui ont jugé bon de nous suivre, moi et ma collègue Joker, Mordren. Ils ont pointé des armes sur nous mais ma collègue a réagi assez rapidement pour les désarmer. Je me suis occupée d'arrêter l'autre, un certain Bryan Forbes, laissant Tony derrière moi. Quand je suis revenue, ma "collègue" le torturait, brisant aussi sa main d'un coup de talon, en plus de ce que vous avez déjà évoqué. La torture étant bien évidemment illégale, j'ai stoppé Mordren mais ça n'a pas empêché un des flics que j'avais appelé pour les chercher de... tuer les deux criminels et son collègue avant de se suicider. Tu te grattes la joue en regardant ton verre, comme si aborder ce sujet t'agaçait. Ce qui est en fait globalement le cas, puisque tu te sens responsable de la mort de ces quatre hommes. ▬ Ça ne me plait pas trop de l'admettre, mais j'aurais dû agir autrement, j'ai quitté les lieux trop rapidement en faisant confiance à des officiers que je ne connaissais pas, alors que j'aurais dû accompagner les policiers au commissariat et fait mon rapport là-bas. Tu relèves la tête et plonges ton regard dans celui de Louis. ▬ Je suis vraiment désolée, pour votre employé.

Un léger silence plane, comme un deuil étrange qui succède tes mots. Tu reprends une profonde inspiration, observant les glaçons s'entrechoquer dans ton verre. ▬Tony m'a dit être barman dans cet établissement, je venais aussi justement vous poser des questions à son sujet. Vous saviez, pour sa façon d'arrondir ses fins de mois? Toute information est bonne à tirer.

Heureusement pour toi, il ne semble pas hautement affecté par le décès de son employé. Du moins, il ne le montre pas, et ça t'arrange. Tu n'es pas la plus douée avec les annonces de ce genre. Ton regard se promène dans le club tout en écoutant la description nostalgique de Louis sur son établissement. Il s'arrête tour à tour sur les siège en cuir, les assises en velours, les tables vernies, le bar orné de bouteilles de toutes les couleurs, les plafonniers décorés. ▬ L'ambiance visuelle est toujours là, pourtant. Ce n'est pas trop le genre de lieux que j'aime fréquenter malgré tout. Je ne suis venue qu'une seule fois, une soirée particulièrement mouvementée lorsque j'étais à la fac. Un léger rire ponctue ta phrase.

Mais ton visage léger prend des traits bien plus sérieux à l'évocation d'un nom qui remonte de très mauvais souvenirs. Le ton amer dans ta voix indique toute l'ironie que tu t'appliques à mettre dans tes paroles. ▬ Haha, des amis, oui, on peut dire ça. Salaud d'Antonio. Lui et son gang de mafieux de pacotille avaient foutu un sacré bordel dans un coin du centre ville il y a deux ans de cela. Une tuerie sans nom. Tu avais pu capturer le chef et le remettre aux autorités ce soir-là, mais au prix d'un rétablissement long et couteux qui avait beaucoup inquiété tes collègues. Tu t'enfonces un peu plus dans ton dossier, ton verre à la main tandis que tu prends le papier qu'il te tend. Tu lis l'adresse tout en fronçant les sourcils. ▬ Merci, je tâcherai de vérifier ça.

Une lueur d'intérêt illumine tes prunelles à la mention de ton nom, car cela veut forcément dire un scoop pour la journaliste que tu es. Les informations de ce cher Louis sont toujours d'une justesse irréprochable. Tu te penches sur le dossier dès l’instant où il atterri sur la table. ▬ Ha! Incroyable ce monsieur Ferdinand. Mais en même temps, on aurait pu s'en douter, j'imagine. Vu la brutalité de sa disparition. Sa fuite fût en effet une surprise pour tout le monde. Mais finalement... tu penses que c'est mieux comme ça. Le conseil mis en place après son départ s'occupe tout aussi bien, si ce n'est mieux, de la ville, et même si tu n'es pas encore tout à fait fixée sur la question, tu penses qu'il ne devrait pas y avoir de nouveau maire. Des amis ont déjà plaisanté en te proposant de postuler pour un poste au conseil, idée que tu as balayé d'un revers de main accompagné d'un rire. Tu es bien trop occupée pour ça... mais il est vrai que ça te plairait, au fond de toi.

Après quelques secondes de silence tu ranges le dossier et le glisse dans ton sac, puis fini le reste de ta citronnade en quelques gorgées. ▬ Pour ce qui est du maire, je pense que tout ce don j'aurais besoin est dans le dossier, comme d'habitude, vous faites un travail impeccable. Guettez le Minute Papillon pour un article avant la fin de la semaine suivante. Néanmoins j'ai quelques questions au sujet de la planque des Luccchese. J'aimerais apprendre de mes erreurs passées et cette fois je compte bien ne pas m'y prendre comme il y a deux ans. Pensez-vous qu'intervenir seule suffirait ou que plusieurs coéquipiers serait préférables? Enfin je veux dire, vous dites peu surveillée, mais c'est à quel point exactement? Tu as déjà assez de séjours à l’hôpital à ton actif comme ça.

Tu écoutes les informations supplémentaires que Louis te donne en hochant la tête sans le regarder, tes yeux suivant tantôt la plume de ton stylo qui file sur ton carnet, tantôt la carte de Laurel qui trône sur la table. ▬ Les affreux mafieux se trouvent donc dans le sud abandonné de la ville. OK. Tu constates une fois de plus que, de tous les contacts que tu as pu te faire dans cette ville en une quinzaine d'années, il est bien la personne la plus performante quand il s'agit de trouver des informations. Tu ne sais pas comment il s'y prend pour avoir certains détails, parfois. Tu te doutes bien qu'il traine certainement dans quelques affaires pas claires... mais tu as décidé il y a longtemps déjà de faire une croix sur ce point. Ses informations te sont bien trop utiles, autant pour Elena que pour Shapeshifter, et n'ont jamais manqué de vérité.

Un petit moment silencieux se passe, le temps que tu considères tout ce qu'il vient de dire et que tu finisses tes notes. Ce qu'il dit ensuite te fait relever la tête. ▬ Mmmh. Posant ton stylo et croisant pour la énième fois les bras sur ta poitrine, tu fronces les sourcils, réfléchissant à sa proposition. ▬ L'idée de bosser avec un inconnu ne me plait pas vraiment. Mais je dois bien avouer que seule, je vais manquer de soutient. Tu soupires. Tu as déjà travaillé avec des civils, mais c'était plus dans l'urgence. Tu te mords la lèvre nerveusement, ta jambe s'agitant sous la table, avant de reposer une de tes mains sur cette dernière. ▬ C'est d'accord. Mais on fait ça ce soir. Dites à votre ami de venir pour trois heures sur les lieux; s'il n'est pas disponible, je trouverai un collègue parmi les autres Jokers. Il y aura bien quelqu'un de dispo pour venir casser des bouches de mafieux avec toi, ça c'est certain.

Tu ranges ensuite carnet et papiers dans ton sac à dos avant de te lever. Tu tends la main au directeur du Crusader, tes yeux plantés dans les siens avec une lueur satisfaite. ▬ Monsieur l'Honnête, merci pour vos informations de qualité. J'espère qu'on pourra se revoir très vite. Tu tournes ensuite les talons et te diriges vers la sortie, accompagnée par Nostria. Lorsque tu passes à nouveau dans le vestibule à l'entrée, tu lui adresses un sourire en tirant sur la porte. ▬ Merci pour la citronnade, et bonne journée! Aaah la lumière du soleil, c'est quand même plus sympa. Il ne fait pas particulièrement chaud mais un vent frais est toujours préférable, de ton point de vue. Enfilant ton sac sur le dos, tu relèves la tête vers l'enseigne de néons pour l'instant éteinte du bar. Peut-être... qu'il faudrait que tu y ailles un de ces soirs, histoire de voir. Tu ne sais pas trop quoi, mais aller, pourquoi pas. Ça fait vraiment longtemps que tu n'as pas fait ce genre de folie. Tu reprends ton chemin vers les bureaux du Minute Papillon, repensant à ton article sur la route. Ah oui, cette critique de boulangerie. Le souvenir des oignons caramélisés et de l'avocat dans un pain croustillant aux graines reprend le contrôle de ton esprit. Si bien que tu es forcée de t'arrêter dans une pâtisserie sur le chemin pour prendre deux beignets à la cannelle. Tu l'auras bien mérité, avec ce que tu vas faire ce soir.

Une fois rentrée au bureau, tu informes ton patron que tu es juste revenue pour finir ton article, et déposes le dossier de l'ancien Maire sur son bureau. Il a l'air parfaitement ravi, comme toujours, souriant au fur et à mesure que ses yeux parcourent les feuilles. Tu lui promet de faire un article digne de la première page pour vendredi avant de retourner à ton bureau, toujours aussi mal organisé. Mais ça, tu t'en moques bien. Ton collègue est toujours là, fumant une cigarette électronique devant un jeu de solitaire sur son écran. Tu le taquines un peu, puis t'assied enfin sur ton siège pour terminer ta critique; ton deuxième beignet dans la main.