Soupir. L'ennui, terrible ennemi. Surtout lorsque vous avez tout vu et tout fait. Je m'ennuie ferme, depuis des siècles. Mais cette journée-ci semble être particulièrement chiante. Peut-être est-ce seulement de la frustration ? Cela fait un moment que la S.A.D. ne m'a pas contacté. Aucune mission à l'horizon depuis quelques semaines. La section scientifique non plus ne m'a pas demandé de leur servir de cobaye depuis un bail. Je crois que je leur fais peur. J'ai été sans doute un peu trop...Enthousiaste à vouloir essayer tout ce qu'ils pouvaient avoir de potentiellement mortel sous la main. Je sais que pour beaucoup, l'envie de mourir est complètement étrangère, un concept alien qu'ils ont du mal à comprendre. Il faut vraiment être perdu dans un puits sans fond de désespoir pour vouloir s'ôter sa propre vie. Même ceux qui ont certaines de ses envies voient leur instinct de survie prendre le dessus au moment fatidique. L'instinct de survie... Je crois que cela fait bien longtemps que je n'en n'ai plus. Enfin, je ne vais pas passer ma journée ici à remuer les idées noires. Il faut que je sorte, trouver de quoi m'occuper en espérant que l'agence m'appelle. Je fouille dans la poche de ma veste, un couteau s'y trouve. D'un mouvement rapide, je coupe la corde qui me suspendait au plafond de mon appartement. Je tombe au sol, tousse, crache du sang et reprends lentement, douloureusement, ma respiration. Mon larynx, broyé par la pendaison, se régénère, les marques sur mon cou disparaissent. Encore une journée de plus sur Terre.
Je récupère la corde, la jette dans un coin. Je devrais en racheter, elle est bientôt trop courte pour pouvoir y faire un nœud. J'ai arrêté d'utiliser les armes à feu durant mon petit rituel du matin, les voisins appelaient toujours la police. Vu que la S.A.D. n'aime pas que ces agents soient trop exposés, j'ai donc dû changer de méthode. La pendaison reste tout de même une mort que je n'apprécie pas. Si la nuque ne se brise pas, comme ce fut le cas ce matin, alors on agonise pendant de longues minutes étranglé. Je regarde le parquet, sali par mes derniers instants. Nouveau soupir. Je nettoie, il faut bien. Je regrette l'époque où j'étais roi, empereur ou autre titre ronflant mettant à ma disposition des serviteurs. C'était à eux de nettoyer la pisse et la matière fécale que mon corps relâchait durant la pendaison. C'est pour cela que je préfère les morts plus rapides. Mon corps se régénère avant qu'il n'ait le temps de se laisser aller. Je préfère largement éponger mon propre sang que la merde. Une bonne douche plus tard, je décide d'aller traîner au jardin de la ville. Les "Jardins Suspendus". Les gens d'aujourd'hui ne manquent pas d'audace, mais leurs jardins ne vaut en rien les véritables jardins de Babylone. Ce bon vieux Nabu...Je me souviens à quel point c'était fun de détruire le Temple de Salomon avec lui. Erf...Cela remonte si loin tout ça.
Je n'ai guère de vêtement, Samy m'en a offert quelques-uns, des costumes de travail. Pour que j'ai une apparence un minimum professionnel lorsque l'on me convoque. De fait, ce sont les seules tenues que j'ai à ma disposition. Je prends également un walkman, quelques CDs, un casque audio afin de ne pas déranger les autres, ainsi que de quoi dessiner. Cela faisait bien quelques décennies que je n'avais rien dessiné.

Les jardins...Ils sont agréables, sans plus. J'ai vu bien mieux. Ce qui manque en beauté et architecture est cependant rattrapé par la diversité. Il existe plusieurs zones permettant la poussée de plantes du monde entier. Fleurs amazoniennes à quelques pas d'arbres asiatiques. La technique, aujourd'hui, permettait ces petits miracles. Quoique, les plantes poussaient mal ainsi. Elles n'arrivaient pas à leur plein potentiel. Lorsque l'on n'a pas vu l'éclat d'une héliconia ou senti la fragrance d'une rose de porcelaine dans leur milieu naturel, on ne se rend pas vraiment compte à quel point leurs représentantes ici sont plus... Ternes. Je vagabonde à travers ces pauvres plantes, au milieu des autres qui s'émerveillent. Je ne les juge pas. Ils ont le droit de s'émouvoir face à ça s'ils n'ont rien connu d'autre. Je m'installe par terre, devant plusieurs oreilles-de-souris. Des myosotis au bleu ciel pâlot. C'est ce que je vais dessiner aujourd'hui. Une fleur simple qui est pourtant un symbole fort : le souvenir éternel. Je prends un CD que je fourre dans mon walkman, afin de me couper du monde extérieur. Je sors de mon sac une petite planche pour me servir de support, des feuilles et des crayons.
Ce n'est pas la première fois que je dessine des myosotis. À chaque fois je le fais dans un but précis. Me souvenir. Me souvenir de mes victimes. Et au fil des années l'exercice devient de plus en plus complexe. Chaque fleur est sensée représenter quelqu'un que j'ai tué. Mais aujourd'hui, je n'ai plus que des noms en tête. Le reste est flou. Je ne me rappelle que de silhouettes, des ombres. Même Abel n'est plus qu'une tâche noire dans ma mémoire. Je ne me souviens que de ses cheveux blonds, mais je serai incapable de me souvenir de son visage.

— Pitoyable...

Je soupire. Le dessin n'est pas mauvais, loin de là. Mais il n'a aucun sens si je ne me souviens plus d'eux. Frustrant. Enrageant. Je prend un crayon rouge, commence à rayé, encore et encore mes croquis. Il est futile de vouloir se rappeler de ça. Je le sais car la dernière fois que j'avais dessiné cette fleur, la même chose c'était produite. Le cadre, l'époque, étaient différent, mais c'était la même scène. Moi, incapable de me souvenir de toutes ces vies volées. De mon propre frère. J'avais simplement oublié que c'était pour cela que je ne dessinais plus depuis longtemps. Énième soupir. L'éternité, quel fardeau.
Je reste planté là, assis dans l'herbe à observer ces fleurs bleues...Je tuerai pour fumer une clope, là maintenant, pour me détendre.

Qu’il était bon de retrouver l’air frais des quartiers les moins pollués de la ville. Je suis mauvaise langues, le quartier aselus était véritablement bien conservé et entretenu. Les diverses variétés de fleurs, arbres et autres plantes faisaient réellement plaisir à voir, peut-être que quelques amateurs de fleurs remerciaient régulièrement les concepteurs de cette ville d’avoir inclus un tel espace vert. J’y passais moi même de plus en plus de temps ces dernières semaines. Probablement car il s’agissait d’un lieu cher à Elizabeth… Le temps passé loin d’elle si peu de temps après l’avoir retrouvé me laisser un goût amer dans la bouche. La déception, le dégoût, la culpabilité, si longtemps que je n’avais pas ressenti cela. Un véritable renouveau qui au final, n’avait été possible que grâce à courte et pourtant si longue détention.

« Ah... »

Soupire. C’était un réflexe que je n’avais pris que depuis peu, exprimer sa fatigue ou sa lassitude d’une telle manière ne m’avait jamais réellement semblé pertinent. Que je changeais… Soudain, j’aperçus une figure étrange de l’autre côté du jardin, par delà des arbres voisin d’un cours d’eau artificiel. A vrai dire, il était trop loin pour que ça soit sa figure qui m’interpelle, ou sa silhouette, ce qui avait attiré mon regard était l’impression qui se dégageait de lui. De nombreux individus à travers Laurel avaient des liens avec une divinité quelconque, je m’étais habitué à ne plus réagir au quart de tour à chaque apparition. Mais lui… avait quelque chose en plus. Aujourd’hui je sais qu’il était normal qu’il me fasse ainsi réagir, mais encore inconsciente de l’identité de l’individu, je m’approchais pas après pas de lui.

« Il est bien rare de voir un artiste ainsi tuer son œuvre. »

J’avais pris le temps de me rapprocher afin de tenter de comprendre de qui il s’agissait. Malheureusement je n’avais rien réussi à déduire de ce que je voyais. Un air sombre, rancide, le genre d’impression qui ne présageait rien de bon, mais bon, je n’avais pas particulièrement peur pour ma vie dira-t-on. Finalement j’avais simplement fait entendre ma voix, annoncé ma présence et engagé la conversation. Probablement qu’il savait déjà que j’étais là avant même que je n’ouvre la bouche, peut-être même bien avant.

« Loin de moi l’idée de critiquer votre travail. » dis-je en observant le peu de dessin visible dans le carnet « Mais cela m’attriste, quelque peu. »

Mon regard parti dans le vide quelques instant. Effectivement voir un travail artistique mourir dans l’œuf ne m’était que très peu agréable, considérant que moi même j’espérais pouvoir un jour écrire et laisser libre cours à mes idées, une fois que je n’aurais plus de croix à porter.

« Excusez moi, je me prénomme Lyssa, Lyssa Cyrene. J’espère que je ne vous dérange pas. »

Je m’étais trouvé un petit mystère à élucider afin d’occuper une journée de plus sur terre.

Une voix me tire de mes réflexions. Une voix féminine, douce, dans mon dos. Une voix qui déplore la destruction de mon "œuvre". Je soupire, "œuvre", ces croquis ne sont en rien de l'art. Ce ne sont que des traits futiles sur du papier, une représentation d'un objet, un dessin qui a perdu son sens et donc son intérêt. Je comprends que pour certain il faut conserver l'art sous toutes ses formes. J'ai été de ceux-là. Mais là, maintenant, je ne suis plus de cet avis. Du moins pas à mon sujet.

— Si ça t'attriste tant que ça je t'en ponds un autre.

La voix m'avait vouvoyé, je la tutoie. Je tutoie tout le monde. Ce n'est pas un manque de respect, pas vraiment, pas dans ce cas. C'est juste que je déteste les fioritures. Puis je me vois mal vouvoyer quiconque, c'est rare que je trouve des gens plus vieux que moi ces temps-ci. Je daigne me tourner vers l'inconnue. Elle se tient là, près de moi, debout. Elle est belle, très belle... Trop belle peut-être. Je plisse les yeux, est-ce que le vieux me faisait un sale coup ? Il est sorti de sa sieste et décide de s'amuser en tourmentant l'un de ses premiers joujoux ? Ça ne m'étonnerait qu'à moitié. Elle se présente, Lyssa Cyrene, nom très peu commun, grec. Elle semblait bien posée pour quelqu'un qui s'appelle "Rage". Ça pue le traquenard divin, mais que puis-je y faire si c'est Sa volonté ? Je ne risque rien de pire que ce qu'il m'a déjà fait, ce salaud.

— Tu me dérange pas. Je ne fais que pester sur ma mémoire merdique. Moi c'est Caïn, Caïn Adamson. μαγεμένο.

J'observe sa réaction. Vérifié déjà si elle est bien grecque, vu son blase, mais aussi par rapport au mien. Il y en a toujours une lorsque je prononce mon nom. Il est rare qu'on ne l'ait pas déjà vaguement entendu, même aujourd'hui. Les gens l'entendent soient dans les récits religieux, soit dans les différentes reprises artistiques. Être le premier tueur de l'humanité n'a pas que des défauts. Il m'arrive souvent de regarder des films ou des séries où l'on m'incarne. De fait, me présenter attire toujours une certaine curiosité. On me prend parfois pour un comédien ou pour un taré. Étrangement, c'est les prêtres et autres religieux qui me croient le plus souvent. Ils m'insultent grassement et me maudissent dès qu'ils pigent. Je ne sais pas ce qui m'attend là, avec elle. Je baisse le son de ma musique, je sais me montrer un minimum urbain.

— Donc, Lyssa, tu me veux quoi ? En dehors d'un autre croquis peut-être.

Autant éviter de tourner autour du pot. Je pense qu'elle n'est pas "normale". Si elle l'était, elle ne m'aurait pas approché en premier lieu. J'ai fait suffisamment gaffe au fait de suinter l'antipathie pour ne pas à avoir à parler avec autrui. Je suis fatigué de tout cela. Se lier aux autres. Ce manège qui me donne la nausée depuis des siècles. Tout le temps répéter la même chose, encore et encore. Je commence à gribouiller un croquis d'elle, en attendant là encore une réponse. Je ne pense pas qu'elle me sortira directement être une envoyée de Dieu là pour me casser un peu les couilles, car ça fait un bail que ma vie est tranquille. Quoique, si elle fait ça, je serais réellement surpris. Le vieux préfère faire ses coups en douce depuis le Déluge. Du moins de ce que j'en ai vu. Elle est loin l'époque où il venait lui-même ici en faisant cramer des buissons dans le désert. C'était plus simple.

— Ah tiens, t'aurais pas une clope ?

Même si elle est sans doute là pour me tourmenter, elle peut peut-être se montrer un peu aimable en me dépannant. Mais je ne mise pas trop sur ça. Je devrais peut-être commencer à m'en acheter. Les fumeurs se font de plus en plus rares de nos jours. Cela fait moins de cigarettes dans les rues que je peux emprunter. J'ai pensé à me mettre au vapotage...Mais non, j'ai quand même un peu d'amour propre.
Je continue tranquillement son portrait, m'appliquant en particulier sur ses yeux bleus.