Dans mes écouteurs, un morceau de jazz lancinant, plaintif. Les trompettes et la basse en semblent presque désaccordés, tant le morceau est lent, souffrant. Dans la nuit de la ville basse laurélite, je suis là, planqué sur une toiture, masqué d'une cagoule, un appareil photo à la main, mon arme à portée. Et j'attends. A première vue, de l'extérieur, un pauvre badaud pourrait me croire entrain de préparer un cambriolage. D'autres pourraient me voir comme un détective privé... Privé, oui, mais pour ma propre pomme. Et pour les lecteurs du Minute Papillon.

En contrebas, sur le trottoir d'en face, l'entrée d'une ruelle mal éclairée, et deux types, genre armoires à glace, véritables holsters vivants bossant pour je ne sais encore quel genre de type peu recommandable. Bossant lui-même pour le jackpot, pour ce type que je veux découvrir. Mon indic' avait été très clair. Aux alentours de une heure du matin, ce jeudi, une grosse livraison va avoir lieu dans la ville basse. Il ne savait ni de quoi, ni pour qui. Juste des bruits de ruelles, des échos de comptoirs.

Depuis mon arrivée dans cette ville, je sentais la même chose qu'à New York, cet espèce de contraste permanent entre la ville de lumière et la ville d'ombre, cette noirceur rampante dans les bas fonds d'une citée bouffée par la corruption. Et cela doit faire un an. Un an que je cherche LE scoop, celui qui va de nouveau me mettre en danger. Celui qui va de nouveau faire de moi ce que je suis vraiment : un journaliste d'investigation. Pas un pigiste minable ou un paparazzi digne des pires tabloïds. Non. Juste le type qui aura remué LE merdier suprême, celui que tout le monde tait.

minuit, cinquante neuf minutes, dix huit secondes, je vire mes écouteurs. Il y a du mouvement en bas, une camionnette arrive, doucement, les phares éteints. Seul l'éclairage pourri de coin permet de la distinguer. Pas d'immat', pas de marque, et retapée pour ressembler à tant d'autres modèles qu'elle en devient impossible à décrire. Rien ne la trahit, tout est banal, lambda. Elle s'arrête à une heure pile devant la ruelle, les deux types ouvrent les portes, sortent des caisses, et font des allers-retours vers l'ombre. dix huit caisses, au moins trois types... Aucune visibilité, aucun moyen de savoir combien ils sont vraiment...

"Ton scoop, tu veux que je vienne t'aider à le dérocher ? Tu sais, au cas où..." La proposition d'Elena me traverse l'esprit... J'aurais peut être dû accepter. Qui sait, j'aurais au moins eu un peu de renforts. Tant pis... Je prends juste mes photos. Autant commencer par là. J'ai des visages, un lieu, du matos... AAAAH !!!! C'est tellement excitant ! Je suis un véritable bouillon d'impatience.  L'heure tourne, la livraison a duré exactement cinq minutes, mais les types sont restés à l'entrée de la ruelle. Quelqu'un d'autre va arriver ? La camionnette s'éloigne, doucement, et je m'impatiente.

Pourquoi je me lance là dedans moi ? Je le sais que je m'ennuie vite, que j'ai BESOIN de bouger. Alors, pour essayer de me calmer, je remue les pieds, marquant un rythme imaginaire. Peut-être celui du jazz que j'écoutais, mais avec un vrai tempo, cette fois ? Oh, ouais... un truc qui claque bien là !! Rapide, avec une contrebasse un peu fo... Je m'égare. Je risque d'en perdre une miette...

Mais c'est si frustrant de rester là, immobile, tout ce temps... L'heure tourne, lentement... Une heure et demie, deux heures... trois heures... quatre heures... cinq heures, les premiers rayons du soleil viennent caresser l'horizon. Et les deux types sont toujours là. Mon corps entier bout d'envie de remuer dans tous les sens, et mon instinct de journaliste hyper pas développé me dit de me tirer de là. C'est bon, j'aurai d'autres infos, et j'ai déjà un bon début. Un lieu, une camionnette, une cargaison mystère, des photos de tout ça... Je peux me casser de là. Et vite. Mais discrètement. MAIS VITE !

Je plie mes affaires, ramasse mon arme, et je descends du toit lentement, mais pas trop quand même, et rentre tranquillement au bureau. 'Fin en courant tranquillement, puis en Vespa volant. Un Vespa volant... Pourquoi j'ai acheté ce truc ? C'est pas spécialement beau, surtout avec ce bleu pastel. Après, il en a dans le ventre, mais quand même... C'est pas aérodynamique, et je passe pour un vieux hipster...

Arrivé au bureau, je vire ma cagoule, mon blouson noir, et je m'affale sur mon fauteuil... Longue nuit, trop peu active. M'enfin, quand même assez productive.

Alors que je branche mon appareil photo, je tombe sur une note posée sur le clavier de mon ordinateur. "Appeler Raven, découvrir métier journaliste. Oublie pas Eole. Ce serait genre... Pas cool pour lui." C'est cool ça. Une note de moi, à moi. Et en plus ça m'était carrément sorti de la tête. Merci moi du passé, t'es vraiment le meilleur ! Et puis sur le clavier quoi, histoire d'éviter que le bordel étalé sur ce qui me sert de bureau n'encombre cette découverte !

Pendant que mes photos se copient sur l'ordinateur, je saisis le numéro du gamin sur mon vieux blackberry et je l'appelle. Autant utiliser le portable pro pour ce genre de trucs ! Il est sept heures du mat', mon café coule lentement... Il va répondre ? J'espère pas... Je commencerais bien par une petite sieste... Ah bah non, ça décroche. Je ne lui laisse pas le temps de parler.

"Bonsoir, Raven. Ici Eole Brook du Minute Papillon ! Je vous appelle car votre numéro a fini sur mon bureau, avec mentionné le fait que le journalisme vous intéresserait. Je dois vous avouer que je ne sais pas qui l'a laissé là, ni d'où il tient ça, mais si jamais ça vous tente... Bah je vous retrouve à la rédaction du minute papillon."